de Roberto de Mattei
Nous vivons dans la “société du spectacle”, mais il ne faut pas croire que toute représentation symbolique de la réalité est une fiction et une marchandisation, comme le pensait Guy Debord, auteur néo-marxiste qui a consacré un essai célèbre à ce sujet il y a de nombreuses années (La Société du spectacle, Buchet/Chastel 1967). Grâce aux symboles, l’homme peut en effet s’élever d’une dimension purement sensible à une dimension invisible et supérieure de la réalité.
C’est pourquoi, au cours de l’histoire, les hommes ont toujours eu recours à des spectacles, des représentations, des liturgies, pour esprime leur conception du monde. Et c’est aussi dans cette perspective qu’il faut juger la cérémonie de couronnement de Charles III, roi du Royaume-Uni, qui s’est déroulée dans l’abbaye de Westminster à Londres le 6 mai 2023. Une cérémonie encore largement médiévale, qui ne reflète pas l’Angleterre décadente d’aujourd’hui, mais apparaît comme le lointain écho d’une nation catholique qui, jusqu’au XVIe siècle, exprimait une vision monarchique, catholique et sacrée du monde dans le couronnement de ses rois.
La maison royale britannique est aujourd’hui très critiquée, et pas seulement pour les scandales qui ont fait la une des journaux ces dernières années. Un catholique ne peut oublier que, d’un point de vue religieux, le solverai anglais est le chef de l’Église anglicane, issue d’un schisme survenu au XVIe siècle à la suite des prétentions matrimoniales du roi Henri VIII (1491-1547). L’Acte de suprématie de 1534 a fait d’Henri le “chef suprême sur terre de l’Église d’Angleterre”, séparant ainsi son royaume de l’Église de Rome et de toute coutume, loi ou autorité provenant non seulement de l’extérieur, mais aussi de sa propre histoire. Depuis lors, on a assisté à une longue histoire de persécutions contre les catholiques qui s’est achevée par le début du processus de dissolution de l’anglicanisme. La dernière étape de ce processus autodestructeur, malheureusement considérée comme un modèle par de nombreux évêques catholiques, a été l’introduction de la bénédiction des couples de même sexe, unis civilement en vertu de la loi britannique, en février 2023.
Sur ce point comme sur d’autres, les idées de Charles III ne sont pas claires. Le nouveau solverai semble mêler un certain amour de la tradition, notamment dans le domaine artistique, à une forme de syncrétisme qui s’exprime par sa volonté d’être le défenseur de toutes les religions, et pas seulement de la religion protestante. Cependant, ce n’est pas sa personne qui a incité quatre milliards de persone dans le monde à assister à la cérémonie du couronnement à la télévisionou via Internet, mais la fascination d’un spectacle qui, dans son rituel, remonte à l’aube de l’an 1000.
Saint Édouard le Confesseur (1043-1066), le saint le plus célèbre à porter ce nom, ainsi que son ancêtre, saint Édouard II, a été couronné le 3 avril 1043, à une époque où régnaient saint Henri, empereur d’Allemagne, saint Canute, roi du Danemark, saint Étienne, roi de Hongrie, et d’autres souverains qui, bien que non canonisés, brillaient par leur foi, démontrant par leur exemple la profondeur de l’influence chrétienne dans la société.
Les couronnes qu’ils portaient étaient le symbole de l’autorité du corpus mysticum du royaume, du Roi aux derniers vassaux, conscients d’être une nation et d’avoir une patrie. En Angleterre, dès la fin du XIIIe siècle, le Parlement définit la couronne comme le détenteur exclusif de l’autorité suprême, précisant que le roi et le Parlement sont tous deux à son service. La pose de la couronne sur la tête du souverain, la remise des épées et du sceptre, l’onction du chrême, les réponses aux questions de l’évêque, les actes d’obéissance font partie du rituel médiéval et se sont répétés le 6 mai, après presque mille ans, dans l’abbaye de Westminster.
Le rite religieux de l’onction, qui se déroule en privé, est le point culminant de la cérémonie, donnant lieu à l’investiture royale proprement dite. Cet acte exprime une conception de la royauté aux antipodes de la conception démocratique issue de la Révolution française. Les constitutions modernes sont en effet fondées sur un pouvoir issu du peuple. Dans la cérémonie du sacre royal, en revanche, s’exprime le principe que le pouvoir vient de Dieu, selon la maxime évangélique Non est potestas nisi a Deo (Rom. 13:1). L’autorité royale est comme une participation à la royauté souveraine du Christ, dont, par l’onction et le couronnement, le monarque devient un représentant dans l’État.
Un éclat de sacré dans le monde plat et égalitaire de notre époque, donc, qui contrastait avec le spectacle séculaire organisé trois jours plus tard sur la Place Rouge de Moscou : le défilé militaire commémorant le soixante-dix-huitième anniversaire de la victoire de l’Union soviétique sur l’Allemagne nazie, le 9 mai 1945.
La “Grande guerre patriotique” est le mythe fondateur de la nouvelle identité russe et Staline, architecte de la “Grande victoire”, est l’un des héros du panthéon national-communiste de Vladimir Poutine. Depuis l’époque de l’URSS, le défilé sur la Place Rouge à Moscou, devant les plus hautes autorités politiques et militaires, est l’occasion d’afficher la puissance du Kremlin. Cette année, le défilé s’est déroulé sur un ton plus feutré que les années précédentes, mais pour la première fois, Poutine a parlé d’une guerre qui n’est pas seulement entre la Russie et l’Ukraine, mais entre la Russie et l’Occident, qui mine aujourd’hui la paix comme le nazisme l’a fait il y a 80 ans. L’Occident, a déclaré le président russe, «provoque des conflits sanglants», sème les graines de la «russophobie» et prétend «dicter ses règles à toutes les nations». La guerre, a déclaré M. Poutine, existe, la Russie est en guerre et la civilisation est à un tournant.
Depuis la symbolique Place Rouge, un message belliqueux et menaçant a été lancé au monde, tandis que l’Abbaye de Westminster offrait l’image d’un Occident incapable de reconnaître, derrière la beauté de ses rites et de ses traditions, la vérité de sa propre identité face à une guerre hybride, qui est aussi une guerre de récits.